Traduction française par Daniel Cunin de cinq poèmes de Dirk van Bastelaere, extraits de sa première anthologie française Splash!, publiée aux éditions Les Petits Matins (coll. Les Grands Soirs) en mars 2011.
Dirk van Bastelaere, né en 1960, est une figure emblématique de la postmodernité poétique européenne. Il était membre du comité de rédaction de la revue Yang, puis de freespace Nieuwzuid, jusqu’en 2008. Ses recueils les plus récents sont Hartswedervaren (‘Vicissitudes du cœur’, Atlas, 2000) et ‘De voorbode van iets groots’ (‘”Le présage de grandes choses”, Atlas, 2006).
Il existe aussi une excellente anthologie anglaise, The Last to Leave, publiée en 2007 chez Shearsman Books, Exeter, 2005. Voir les pages consacrées à Dirk van Bastelaere sur Poetry International Web (textes et bibliographie) et Lyrikline.org.
Stress Zapruder
Presque
personne ne passe ici
releva quelqu’un dans l’immersion
progressive du 42ème
au ras de chaussée (respirez profondément)
et pourtant ça a tout
d’un point de repère —
une épave de l’authentique couverte de suie et d’algues
échouée sur le côté dans des eaux d’égout
dont personne ne sait
à quel point elles sont mortelles, même celles provenant de la fontaine de jardin
qui représente la fraîcheur, au plus chaud de la journée
alors qu’un courant de fond
se déplace à l’opposé d’un autre
comme une catastrophe (ralenti)
que nous connaissons si bien qu’on n’en voit pas la fin —
car c’est ce que nous voudrions
une négligence
du désir
toi et l’état éclairé
de ton sommeil, ardent
d’attentes qui ne sont en rien des attentes, dérivant
loin des escapades et de ce qui importe
sous la trajectoire des satellites,
instabilité
temporaire — ô
la beauté artificielle en cibachromes
de Tokio
sous le soleil selon David Byrne
Laissez-moi d’abord
ouvrir cette boîte de petits pois. Les joies
de la défenestration
selon le sommeil paradoxal
Le monde et ses phases
Dans ses phases
le monde, bonjour
monde, bonjour phases
Est-ce bien ce qui avait été convenu ?
♣
Presque
un trop-plein d’émotions pour toi :
près de Tokio, où des Japonais
(habitants du Japon)
se retrouvent en général coincés (sous du mobilier)
et meurent lors d’un tremblement de terre, Shigeru Ban a réalisé
un projet de logements à l’épreuve des tremblements de terre
(Communiqué d’utilité publique)
C’est une idée rassurante du type « Ce soir
notre chagrin prendra fin »
ou « Tu veux que je te savonne le dos ? » ou
« Dieu a créé la femme en dernier
on sent la fatigue » ou « Casse-toi
pauv’ con »
(Applaudissements sur tous les bancs)
Feu vert
sur Bagdad. Toi avec tes
attentes. Vous avez le sens des affaires,
vous aimez le contact. Ça devient
toujours plus sale. Le soleil a disparu.
Jolie collection de photos
de Pol Pot. T’as dit quelque chose ? Oh non,
ça remet ça. Cette capsule est un système de détresse.
You want a fuckin’ medal for that? Trop tard
la faute à pas de chance
et beaucoup de cervelle pour rien. Oups,
dommage pour ton orange pressée.
Dans son entêtement
une guêpe comme pastiche
d’une guêpe accrocheuse. (T’es sérieux ?)
Sont-ce là les grondements du plateau continental ?
Here commes the Big One
(Presque)
Le dernier éteint la lumière.
Mais où est l’interrupteur ?
♣
Presque
tout le monde savait
que je baisserais le ton. La continuité,
je te la donne en prime. J’ai dit,
ce lait a déjà tourné.
Dave, j’ai fait, adieu
les billes.
Il te reste une dernière chance.
Quelqu’un s’exerce au piano,
agite le panier à salade.
(Ouais, c’est vrai, c’est à cet étage qu’habite Weinreb
dans toute sa gloire) Le temps presse au point
que tu vois à tout instant ta main
se changer en, ma foi, blanc d’œuf solidifié,
libéré une seconde
de la compulsion à focaliser,
cette névrose culturelle,
dans laquelle nous baignons et sommes baignés, enveloppés d’une aura dorée
et formaliste comme l’Europe,
mais abasourdis, émus aux larmes pour ainsi dire, tu vois
John Kelly étreindre Janice Licalsi
dans la lumière tamisée
par les stores vénitiens
et les chuchotements, passés maîtres tous deux
dans les codes de l’intimité
(par lesquels l’espoir s’installe
de voir John et Janice
dans le contexte de la ville,
insignifiante
avec ses matériaux, ses produits,
son cash-flow, son hédonisme, sa structure,
et au moyen de leur contrat érotique
mener le tissu social
dans cette sorte d’inéluctable métaphorique
comme « une main dans un gant »
(les gens ont semble-t-il en eux un besoin acquis
de délimiter leur identité culturelle
en termes de territoire
ce qui suppose l’organisation d’une communauté locale, d’avoir prise
sur son lieu de travail et de résidence, de réinventer
à chaque fois l’amour, les plaisirs
et le bonheur dans l’abstraction
de ce nouveau paysage historique non sans le risque
de voir les paramètres
de l’ « identité spécifique »,
qui se doit de redonner du sens à la notion de lieu,
devenir justement incommunicable
entre clans,
étrangers à part entière, disons dans la même situation)
si bien que l’aléatoire
(ce coup de dés avec lequel
nous avons coutume de vivre)
se trouve encadré en vue d’une
domestication à laquelle nous
— que l’on prenne les choses dans un sens ou dans l’autre —
empruntons un minimum de densité
de façon à ce que je puisse te regarder dans les yeux
(pour reprendre les mots de Levinas :
l’éthique comme philosophie première) ne serait-ce
qu’en me basant sur la maxime
« Tu ne tueras point »,
transgressible, néanmoins limitée
par cet autre cadre fragile
qu’on appelle loi, et encore)
bien que — sur ce plateau de tournage —
l’incident érotique ne saurait être
plus qu’une allégorie,
clapotant contre le quai de son
impossible allégorèse (ou
— pour puiser dans un registre informel —
un pet dans une bouteille)
et même si eux là-bas
exigent Schönberg, Ligeti
ou au minimum Shostakovits
(t’écris ça comme ça ?), Phil Glass, Philippe Sarde,
ce sont bien Diana Ross, Kylie Minogue
et Julien Clerc qui triomphent.
J’ai le cœur trop grand trop peureux
pour moi.
Grâce au jour, tu aspires à vivre.
La porte est là.
Utilise-la.
Groovy
Entre-temps, sur le tournage de NYPD Blue…
♣
Presque
absorbés dans
nos représentations,
formes inaperçues
de sentimentalisme
et de sujétion et notre patience
alla
là
notre patience
abordée
pendant le barbecue
perdue, personne ne sait
comment se préserver
du peu qui fait défaut —
douche, Tampax, roue de secours —
on voit comment tu montes à bord
Le monde après
la poésie,
de l’autre côté de la rue
innombrables ruines,
travail du rêve
en tant que jouissance
de sa propre impossibilité
point de neige, ordre
sur le tumulte de la ville, la nature humaine
quasiment
un document en tant que reste de la fièvre
que nous sommes
pouvons être
oh non
que reste-t-il de tout cela
♣
Presque
perturbé
car que faire
de ce minime
sacrifice, un jeûne de l’esprit —
tangible
comme un règlement —
donc il serait prêt à tout pour toi ?
est-ce suffisamment clair ?
(debout)
Nos souvenirs en tant que
versions altérées d’un texte
(assis) qui est lui-même
souvenir corrompu par héritage
moins les diapos, les super 8, la K7 vidéo,
les flammes montées du papier
On est plié en deux
Aujourd’hui nous aurions dû arriver à destination
La catastrophe est (debout)
ce qui fait notre jour :
moteurs assourdissants,
vapeurs de kérosène, moisissures
dans les ordures, un bac
qui sombre,
(assis) mais où
est le lac Tanganyika ?
(Tous ensemble :
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, du traducteur et de l’éditeur.